Nous allons examiner deux racines homonymes, c.à.d. qui ont la même forme mais pas le même sens. En effet, les termes gonades, gonadotrope, gonarthrose, polygonal, gonion ont l’air d’être tous formés sur la même base GON- : or c’est une illusion d’optique, car ils appartiennent à deux racines différentes.
La première racine GON-, n’est autre que la racine GÉN- « naître » que vous connaissez déjà, et qui se présente là sous une dernière forme, GON-. En grec, elle donne notamment le mot GONOS « naissance », sur lequel on forme EPIGONOS « successeur », litt. « celui qui naît après ». On parle par exemple des épigones de Ronsard, pour désigner les poètes postérieurs à Ronsard qui imitent son style. On retrouve cette combinaison de la racine GÉN- avec épi- dans le terme épigénétique.
Un mot de linguistique pour expliquer cela : pour les racines verbales, en grec, on trouve souvent une alternance entre une forme de la racine qui a la voyelle [e] et une autre qui a la voyelle [o]. Cette alternance est ancienne, elle joue un rôle très important en grec, beaucoup moins en latin où le même principe existe, mais est largement effacé, et plus du tout en français… sauf dans le vocabulaire scientifique parce qu’il est emprunté au grec ou au latin.
C’est elle qui explique que la racine ERG- « travailler » se présente aussi sous la forme ORG-, dans organe par exemple.
C’est elle aussi qui fait qu’en face des formes en -scopie qui signifient « examen de X » (endoscopie « examen de l’intérieur », coloscopie « examen du côlon », stéthoscope « instrument pour examiner la poitrine »), on trouve des formes en scep-, comme sceptique, du grec SKEPTIKOS « qui examine » (en anglais skeptical) – à ne pas confondre avec le groupe de septique, antiseptique, aseptiser, qui s’écrit sans ‹c›, qui n’a aucun rapport et désigne l’infection bactérienne. Les philosophes sceptiques professaient que la pensée humaine ne peut pas déterminer la vérité absolue, mais soumettaient toute question à un examen, la mettant ainsi en doute – et c’est ce sens de « qui met en doute » que le français a retenu pour le mot sceptique.
C’est aussi cette même alternance entre [e] et [o] qui explique que la semence mâle soit appelée sperme en biologie animale, mais qu’on parle de spore pour désigner les cellules reproductives de certains végétaux ou de certaines bactéries – ce ne sont pas des cellules sportives et le sport n’a rien à voir !
Vous allez retrouver cette alternance dans plusieurs racines que vous verrez par la suite, par exemple pour la racine qui signifie « tendre », pour laquelle on a des formes en TÉN-, notamment le nom du tendon, qui sert à tendre le muscle, par exemple dans ténopexie « fixation du tendon », à côté de formes en TON-, par exemple le tonus musculaire, qui est la tension permanente des muscles qui fait que le corps tient debout et résiste à l’action de la gravité.
Ou encore pour la racine qui signifie « tourner », pour laquelle on a des formes en TRÉP- (les tréponèmes, qui sont des bactéries en forme de fil tordu, dont le tréponème pâle, responsable de la syphilis) et des formes en TROP- (héliotrope « qui se tourne vers le soleil », comme le tournesol).
Un exemple en latin : le verbe TEGERE signifie « couvrir », on le trouve par exemple dans tégument « tissu qui recouvre » – la peau est un tégument. En face de TEGERE, le nom a la forme TOGA « toge », parce que c’est un vêtement qui sert à couvrir. D’où il ressort que la toge moderne (le vêtement de cérémonie universitaire) n’est qu’un équivalent un peu pompeux de « couverture »… Les Togavirus, les « virus en toge », sont une famille de virus à ARN qui possèdent une enveloppe biologique, comme le virus de la rubéole par exemple.
Si le latin et le grec ont ce même principe de fonctionnement, c’est parce qu’ils sont issus d’un ancêtre commun, appelé indo-européen, dont ils ont gardé certains traits.
En effet, pour les langues aussi, comme pour les espèces vivantes, on peut faire un classement phylogénétique (des racines GÉN- et PHY- que vous connaissez bien maintenant) – d’ailleurs on utilise le même terme de cladistique pour classer les familles de langues et pour classer en taxons les êtres vivants. Vous voyez là un schéma très simplifié représentant quelques-unes des branches de la famille indo-européenne, qui en compte bien d’autres.
Cette alternance rend aussi compte de la différence entre le nom du pied en grec, POUS, génitif PODOS, avec [o], et le nom du pied en latin, PES, génitif PEDIS, avec [e] : c’est pourquoi vous allez chez un podologue (un médecin spécialiste du pied, fait sur la forme grecque) mais chez un pédicure (qui prend soin de vos pieds, fait sur la forme latine).
C’est aussi pourquoi les podocytes (litt. les « cellules-pieds ») ont des pédicelles (litt. des « petits pieds ») alors que d’autres parties du corps ont des pédicules (qui sont aussi des « petits pieds »), par exemple le rein. Mais les pédiatres n’ont rien à voir : ce ne sont pas les médecins du pied, mais les médecins des enfants et il s’agit d’une homonymie.
Revenons donc à notre racine GÉN-, qui en grec se prononce [guén]. Sous la forme GON-, elle apparaît dans le mot gonades : ce sont les glandes qui produisent les gamètes ou cellules sexuelles, donc les ovaires et les testicules – chez les plantes à fleurs, l’ovaire, situé sous le pistil, et les étamines qui entourent le pistil.
Quand les gonades sécrètent un excès d’hormones sexuelles, il s’agit d’hypergonadisme ; l’hypogonadisme est, à l’inverse, une insuffisance de sécrétion d’hormones sexuelles par les gonades, ce qui peut entraîner une absence des caractères sexuels secondaires par exemple. Une substance qui a une action sur les gonades est dite gonadotrope, litt. « tournée vers les gonades » : ce sont les hormones sécrétées par l’hypophyse, FSH et LH.
Sur cette même base est formé gonie, qu’on trouve dans spermatogonie et ovogonie, termes qui désignent les cellules germinales à l’origine des gamètes mâle et femelle. En dehors du vocabulaire biomédical, on retrouve cet élément dans cosmogonie, litt. « la naissance de l’univers (du grec KOSMOS « univers ») » : c’est ainsi qu’on appelle le mythe de création de l’univers propre à chaque religion.
A partir de là, la base gono- a pris le sens plus général de « qui concerne les organes sexuels » même s’il ne s’agit pas spécifiquement des gonades. C’est ce sens qu’on a dans gonorrhée, autre nom de la gonococcie, maladie sexuellement transmissible provoquée par une bactérie, le gonocoque, et qui se manifeste par un écoulement purulent – -rrhée signifie « écoulement », pensez à diarrhée. C’est aussi ce sens qu’on trouve dans les gonosomes, qui sont les chromosomes sexuels X et Y, aussi appelés allosomes, responsables de la détermination du sexe.
Les choses se compliquent parce qu’il existe à côté de cette base GON- « naissance » une autre base homonyme GON-, qui vient du grec GONY « genou » et qui n’a aucun rapport avec l’idée de naissance. Ce mot GONY est le correspondant du latin GENU « genou », qu’on retrouve par exemple dans génuflexion, comme le grec POD- « pied » correspond au latin PED- : c’est toujours la même alternance entre [e] et [o].
Le mot latin a donné le terme usuel genou, mais les termes du vocabulaire médical sont faits sur la forme grecque. Vous aurez remarqué que quand la forme latine et la forme grecque coexistent, c’est presque toujours la forme grecque qui est utilisée pour le vocabulaire médical, la forme latine étant réservée à un registre moins technique ou moins noble : par exemple chirurgien (forme grecque) en face de manœuvre (forme latine), qui signifient l’un et l’autre « qui travaille avec ses mains ».
Sur GON- « genou », on forme les mots gonalgie, qui est une douleur au genou et non une douleur aux gonades, gonarthrose, arthrose du genou, et gonopathie qui est une maladie du genou. En botanique, les polygonacées sont une famille de plantes dont la tige comporte des nœuds qui forment autant d’articulations qui ressemblent à des « genoux ».
Cette racine GON- « genou » a connu une évolution intéressante en grec même, où elle a donné le mot GONIA « angle ». Nous disons qu’une route « fait un coude » pour dire qu’elle fait un virage, donc un angle, les Grecs pensaient plutôt à un genou, mais l’image du pli d’une articulation est la même dans les deux cas. Ce nom de l’angle se retrouve dans pentagone « à cinq angles », hexagone « à six angles », polygone « à plusieurs angles » etc., dans trigonométrie, qui est littéralement la « mesure des triangles », et aussi dans orthogonal « à angle droit » et dans diagonale, ligne qui relie deux angles en passant à travers (dia-) la surface considérée.
En anatomie, le trigone est une structure de l’encéphale, en forme de triangle, formant l’une des commissures inter-hémisphériques. On l’appelle aussi fornix (du mot latin qui signifie « voûte ») à cause de sa forme courbe.
De ce même mot GONIA vient le terme d’anatomie gonion qui désigne l’« angle » de la mandibule. On le retrouve dans goniomètre, un appareil qui sert à mesurer les angles, en particulier en optique où il est utilisé pour mesurer la déviation des rayons lumineux.
C’est ainsi qu’on se retrouve parfois avec deux bases homonymes, qui sont en apparence identiques mais qui n’ont aucun rapport étymologique entre elles : le premier GON- appartient à la racine GÉN- « naître » et désigne ce qui concerne les organes reproducteurs. Le second GON- désigne le genou, et à partir de là, il a pris le sens figuré de « pli », « angle », qui a donné de nombreux termes du vocabulaire scientifique.
Pour finir, aucune de ces deux racines n’a de rapport avec les mots issus du grec AGON « combat, lutte », comme agonie « combat » (en l’occurrence combat contre la mort, le combat suprême), agoniste « qui lutte pour », et son symétrique antagoniste « qui lutte contre » : les muscles agonistes sont les acteurs de la contraction et du mouvement ; un muscle antagoniste est un muscle qui s’oppose au mouvement du muscle agoniste correspondant, la contraction de l’un s’accompagnant de l’étirement de l’autre, par exemple pour le biceps et le triceps du bras. En odontologie, les dents sont organisées en couples antagonistes avec une dent maxillaire (en haut) et une dent mandibulaire (en bas). Le système nerveux parasympathique a des effets antagonistes de ceux du système nerveux sympathique : le premier ralentit le rythme cardiaque (bradycardie), le second l’accélère (tachycardie) ; le premier accélère le péristaltisme intestinal, le second le ralentit.
En biochimie, une molécule antagoniste de X bloque l’action de la molécule X ; une molécule agoniste de X en revanche a les mêmes propriétés que la molécule X et active les mêmes récepteurs chimiques – c’est pourquoi on l’utilise comme substitut de X quand ce dernier est déficient.
Enfin, c’est bien sûr cette même racine qu’on retrouve dans le mot protagoniste, qui désigne l’acteur qui joue le premier rôle (du grec PROTOS « premier »), c.à.d. le rôle principal.
Vous avez ainsi vu le fonctionnement d’un des principes d’organisation du vocabulaire grec, donc du vocabulaire scientifique moderne, cette alternance entre une forme en [e] et une forme en [o], qui vous aidera à associer les diverses formes que peut prendre une racine. Mais par ailleurs, vous avez vu aussi, avec l’exemple des deux racines homonymes GON- et de la base AGON-, que tout ce qui se ressemble ne s’assemble pas.
De l’atome à l’humain : à la racine des mots scientifiques
Bertrand Rihn et Claire Le Feuvre
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