MOOC Consommer responsable S1.1 - Histoire économique, consommation et territoires Patrice Baubeau / Maitre de conférences à l'université Paris Ouest Nanterre La Défense Introduction Bonjour et bienvenue pour cette séance dans laquelle nous allons aborder les rapports entre histoire économique, environnement et territoire. En très longue durée, trois facteurs semblent particulièrement pertinents pour explorer les relations entre les sociétés humaines et les territoires sur lesquels elles s'épanouissent. Ces trois facteurs sont la population et sa densité (1), les régimes de propriété (2) et les aménagements volontaires des territoires (3). C'est ce que nous allons voir en trois parties. 1. L’évolution de la population et des densités D'abord, l'évolution de la population et des densités. La démographie est le phénomène dominant de l'évolution de l'empreinte humaine sur l'environnement au cours de l'histoire. Depuis les travaux de Thomas Malthus, la croissance de la population est considérée comme le facteur démographique le plus important. Toutefois, alors que plus de la moitié de l'humanité vit désormais dans les villes, le critère crucial est plutôt la densité. Elle est mesurée par le nombre d'habitants au kilomètre carré. En effet, la hausse de la densité s'accompagne de deux phénomènes : l'augmentation de la part de la biomasse produite sur un territoire qui est approprié par les humains, et est donc perdu par les autres organismes. Et d'autre part, la hausse de la consommation de biomasse en provenance d'autres territoires. Ainsi, une bonne partie de l'humanité se nourrit aujourd'hui avec les céréales produites au Brésil ou aux États-Unis. En dissociant production de biomasse et consommation de biomasse, les êtres humains ont bouleversé leur rapport aux territoires. Il y a trois mécanismes principaux. - 1er mécanisme : la spécialisation des territoires en fonction des consommations humaines. - 2e mécanisme : l'urbanisation qui entraîne par définition une réduction de la production locale de biomasse. - 3e mécanisme : l'échange à longue distance, notamment pour ravitailler les grandes villes. 2. Les régimes de propriétés Maintenant, nous allons voir l'impact des régimes de propriété. La croissance et la diffusion de la population, le développement de l'agriculture, la spécialisation des terroirs se sont traduits dans la genèse, dans l'évolution de l'institution sociale, et parmi celle-ci, et cet aspect intéresse particulièrement les historiens économistes, les institutions relatives à la propriété. En particulier, peut-on établir un lien entre les facteurs précédents, ceux que nous avons vus sur la densité, et les formes prises par la propriété ? Ainsi, pour expliquer l'évolution de la structure de la propriété foncière aux États-Unis pendant la conquête de l'Ouest, un schéma ternaire a été proposé. Ce schéma associe les faibles densités humaines avec l'absence d'agriculture, les terroirs sont plutôt des terrains de parcours, et l'absence de régime bien établi de propriété. Au contraire, avec des densités humaines moyennes, on voit apparaître une agriculture sédentarisée et une propriété collective ou une gestion collective de la propriété au sein du groupe. Lorsqu'enfin on atteint des densités humaines beaucoup plus fortes, on a, dans ces cas-là, une agriculture spécialisée et surtout le développement de formes individuelles soit de propriété, soit de gestion des terres. Pourtant, ce schéma paraît trop simple pour de nombreuses raisons et en particulier parce que différentes formes de propriété peuvent se recouvrir les unes les autres sur un même territoire. Ensuite, ce modèle implique que la propriété privée est en quelque sorte la forme la plus élaborée de propriété, celle qui assure le mieux un usage efficient et rationnel du territoire. Or, les travaux d'Elinor Ostrom montrent que les choses sont plus complexes. En particulier, elle insiste sur le fait que des institutions différentes peuvent être articulées à différentes échelles. En réalité, les structures de propriété ne sont donc pas figées dans une seule forme institutionnelle, mais dépendent largement de l'enjeu considéré : l'exploitation du sol, du sous-sol, l'habitat, les transports, les réseaux, etc. Et en effet, on constate facilement des dégâts considérables dus à un droit absolu de propriété privée qui ne prendrait pas en compte d'autres enjeux. En sens inverse, les règles antipollution, les servitudes de passage, les exigences en termes de gestion des berges des rivières ou des pentes des montagnes peuvent à juste titre être assimilées à des remises en cause justifiées d'un droit absolu de propriété. 3. La production et la consommation humaines des territoires Nous allons voir maintenant la production et la consommation humaine des territoires. Pour consommer des produits alimentaires et non alimentaires, les êtres humains doivent donc s'approprier des territoires et cette appropriation est d'autant plus intense que la population s'étend géographiquement, croit en nombre et augmente en densité. Or, les sociétés humaines ne se contentent pas de s'approprier ces territoires. Ce faisant, elles les modèlent. C'est le sens de l'expression d'anthropocène, l'ère géologique dans laquelle nous serions entrés depuis une quinzaine de milliers d'années. Avec l'anthropocène, l'action humaine est devenue la principale force géologique qui modèle des territoires. Cette production de territoire dont témoigne la plupart des paysages terrestres aujourd'hui est aussi une consommation de territoires et cette consommation peut être approchée de plusieurs points de vue : quelle est la part de la production de biomasse qui reste disponible pour la faune et pour la flore ? Quelle est la part des territoires artificialisés par des opérations de production et d'exploitation des territoires ? Quelle est enfin la relation entre croissance économique et consommation de territoires ? La première question sur laquelle nous n'insisterons pas pose un problème important. En première approximation, la production mondiale de biomasse est à peu près constante. Or, la population humaine, elle, est en croissance. Donc, la proportion de biomasse consommée par la population humaine augmente constamment. Dans ces conditions, il est inévitable que l'extension de l'espèce humaine se traduise par une réduction de la faune et de la flore qui ne serait pas associée aux consommations humaines. Les humains favorisent donc les animaux et les plantes utiles ou bien parasites aux dépens des concurrents. On comprend ainsi l'effondrement de la population des grands herbivores et des grands fauves sauvages. Ensuite, et c'est la seconde question, l'intensification des usages humains des territoires aboutit parfois à consommer ces territoires, c'est-à-dire à les laisser dégradés. Malgré la présence d'animaux et de végétaux, nos grandes villes sont des territoires presque entièrement humains. De plus, ces territoires abandonnés après utilisation le sont souvent parce qu'ils sont très dégradés et n'offrent plus les conditions d'une vie animale et végétale riche. La zone démilitarisée entre les deux Corées, la région de Tchernobyl offrent des exceptions intéressantes, mais en général, les terres salinisées par l'agriculture irriguée, le recul des deltas, les friches agricoles laissées au milieu des grandes plaines européennes et américaines, les versants dénudés des montagnes ou bien des zones à fortes précipitations, les anciennes exploitations minières représentent des territoires si dégradés que leur capacité à se régénérer de manière spontanée apparaît très limitée. Plus grave, les phénomènes d'effondrement d'espèces animales ou végétales sont difficilement réversibles du fait de la dégradation de leurs biotopes. Enfin, ces deux questions précédentes se rejoignent dans la troisième, c'est-à-dire quelle est la quantité supplémentaire de territoire qu'exige la croissance économique ? Y a-t-il une quantité minimale de consommation de territoire pour assurer un taux minimal de croissance économique ? La surface de la planète étant finie, on comprend qu'il s'agit d'une question importante. Une manière simple de présenter tous ces enjeux et de mieux les comprendre, peut-être, consiste à comparer différents types de paysages. On va prendre ici l'exemple des paysages typiques de l'Asie que sont les champs en terrasses dont l'exemple classique est celui la riziculture humide à flanc de montagne que l'on trouve sur l'île de Bali. L'harmonie des couleurs, la beauté des paysages semblent refléter un mode d'exploitation durable des territoires. Pourtant, la culture en terrasses ne s'impose pas d'elle-même, même lorsqu'elle serait utile. Un bon exemple de cette dépendance aux structures sociales est donné par le cas des plateaux de Lœss du Shaanxi en Chine du Nord-Ouest. Ces plateaux ont été victimes d'une exploitation agricole et pastorale qui a entraîné une érosion catastrophique avec des écoulements boueux et des tempêtes de poussière. Pour protéger ces riches terres agricoles, un vaste programme de construction de terrasses a été entrepris sous l'égide du gouvernement chinois et de la Banque mondiale. On a vu alors dans une région où elles n'existaient guère auparavant se multiplier de gigantesques travaux de terrassement qui ont permis non seulement de stabiliser les terrains, mais aussi d'augmenter la production agricole et de reverdir le territoire. Le maintien de ces terrasses, malgré leur utilité indéniable, ne va pourtant pas de soi parce qu'elles exigent un travail continuel important des êtres humains. C'est pourquoi, lorsque les rendements de la riziculture de plaine ont augmenté au Japon après la Deuxième Guerre mondiale, la riziculture d'altitude, au-dessus de quatre cents mètres sur des terrasses, a considérablement diminué. Dans la préfecture de Wakayama, les villages d'altitude ont donc été désertés. Et les terrasses qui servaient auparavant à cultiver le riz ont été complantées en cyprès et en cèdres en vue d'une exploitation sylvicole. Mais même cette exploitation s'est souvent avérée décevante, peu rentable et de nombreuses plantations ont été laissées à elles-mêmes. Pourtant, l'utilité de ces terrasses demeure et elle pourrait même augmenter avec l'augmentation de la puissance des cyclones. Ainsi en 2011, ces terrasses ont considérablement limité l'ampleur des glissements de terrain provoqués par le cyclone Talas. La production humaine de territoires peut donc s'avérer utile, voire indispensable. Conclusion Il est temps maintenant de conclure. NOEL ou le No Observed Effect Level est le seuil au-delà duquel l'impact humain sur l'environnement est sensible. L'objectif de demeurer en deçà de ce seuil en tant qu'idéal environnemental est largement illusoire. Mais des mesures spécifiques peuvent viser à réduire les impacts négatifs pour les sociétés humaines de leurs usages et territoires, la destruction des stocks, la concentration des polluants, la disparition d'espèces animales ou végétales, la modification des précipitations. Le premier levier d'action à notre disposition, ce sont les normes et les formes de nos consommations. Bref, pour atteindre NOEL, faites-vous un cadeau : consommez mieux.